Les mesures contre le Covid-19 rendent difficile, voire impossible, le travail des communautés nomades suisses, tout comme leurs déplacements
D’ordinaire, la camionnette blanche de May Bittel roulait chaque semaine vers le marché de Plainpalais. Dès les premiers rayons matinaux, le pasteur brocanteur manouche et son épouse installaient leur stand. Le véhicule est désormais immobilisé; plus de porte-à-porte, plus de lieu où vendre la marchandise. Plus de travail. May Bittel et une partie de sa famille sont confinés dans leurs caravanes sur son terrain à Céligny.
Même si le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a autorisé le commerce porte-à-porte à condition de respecter les règles d’hygiène, de nombreux gens du voyage suisses – Yéniches, manouches et Sinti – sont confrontés à la peur de leurs potentiels clients, et aux leurs aussi. «Le marché, c’était ma seule façon de gagner trois sous. Si ça continue, ça va très mal se passer. Mais on ne peut pas bouger: j’ai un fils qui a contracté le virus, il est resté trente-trois jours à l’hôpital. Il s’en est sorti, grâce à Dieu. Maintenant, on a même peur d’aller faire les courses. C’est trop dangereux», souffle cet ancien membre de la Commission fédérale contre le racisme.
Du travail et des places qui manquent
Le son de cloche est le même du côté de Versoix, où Tia* et sa famille restent dans leur petit chalet, sur un emplacement officiel loué à l’année qu’ils quittent pour quelques mois dès le printemps. «On n’a pas le choix. On attend, on prie. On se met dehors sur le parking et on discute à distance avec les voisins», soupire-t-elle. La situation est préoccupante pour les acteurs œuvrant auprès des populations nomades suisses – ils seraient entre 2000 et 3000 individus selon l’Office fédéral de la culture – encore plus concernant les gens du voyage qui n’ont pas d’emplacement fixe où se replier et travaillent au gré des déplacements. «La demande pour leurs services, par exemple le jardinage, a fortement diminué. Nombre d’entre eux ont donc des goulots d’étranglement financiers», déplore Simon Röthlisberger, secrétaire général de la fondation Assurer l’avenir des gens du voyage suisses.
L’organisation alertait les cantons et les communes à travers une lettre le 18 mars dernier, dans laquelle elle émettait des recommandations en accord avec l’OFC. Parmi elles, la nécessité urgente d’ouvrir les aires d’accueil estivales comme prévu et d’en proposer d’autres, provisoires, afin d’éviter les engorgements – et donc, de minimiser les risques de propagation du virus –, mais aussi l’amélioration des conditions sanitaires sur les aires et la baisse des prix de stationnement pour contrer la précarité. «Pour nous, c’est une immense catastrophe. Même des communes qui nous acceptaient d’habitude nous refusent à présent», se désole Albert Barras, porte-parole romand de la communauté yéniche. Stationné à Thoune, il fait partie de ceux qui se déplacent toute l’année.
«Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble complète de la manière dont les cantons et les communes mettent en œuvre les recommandations, qui sont non contraignantes, déclare Simon Röthlisberger. La mise en œuvre est inégale.» En Suisse romande, la plupart des emplacements officiels sont des aires de transit à l’adresse des gens du voyage étrangers. Dans le canton de Vaud, Etienne Roy, le préfet du district Jura-Nord vaudois chargé de la médiation avec les gens du voyage dit «conseiller les communes au coup par coup» et encourager l’accueil des Yéniches «pour autant que les emplacements proposés permettent le respect des distances sanitaires. Il est conseillé également de ne pas être trop strict avec les encaissements.»
La commune d’Etoy, par exemple, accueille des gens du voyage suisses deux fois par année. En raison du coronavirus, elle y a renoncé. «Ce n’est pas un terrain qui est aménagé à 100% pour cela… Et c’est difficile en ce moment d’organiser des concentrations d’autant de personnes à la fois, regrette le syndic, José Manuel Fernandez. Il serait aussi compliqué d’expliquer à une population, à qui il est demandé de rester à la maison, que d’autres peuvent quand même se réunir sur le territoire communal. D’autre part, toutes les manifestations prévues sur notre commune ont été annulées ou reportées.»
Discussions avec le Seco
Pour Simon Röthlisberger, il est clair que le coronavirus renforce une problématique de longue date: celle du manque d’aires de séjour et de transit pour les gens du voyage suisses, surtout en Romandie. L’association EspaceSuisse, de concert avec la fondation, publiait en 2019 un cadre juridique pour les aires d’accueil, qui faisait état d’un besoin de 26 aires de séjour supplémentaires, et 45 de transit. Au Mont-sur-Lausanne, les oppositions quant à la construction de l’aire officielle ont été levées mais Etienne Roy indiquait récemment à l’ATS que le dossier avait pris du retard à cause de plusieurs recours au Tribunal fédéral. Dans le canton de Fribourg, la place permanente de la Pila «devient trop petite», pointait Aude Morisod, coordinatrice de l’Aumônerie catholique suisse des gens du voyage, dans une interview accordée à La Liberté.
En attendant, les gens du voyage suisses vivent sur leurs économies. «Les plus âgés donnent aux jeunes et si quelqu’un trouve quand même un petit travail, il le propose aussi à d’autres», déclare Albert Barras. Simon Röthlisberger souligne quant à lui que «La fondation a également pris contact avec le Secrétariat d’Etat à l’économie, car la situation n’est pas claire. Le programme d’aide du gouvernement fédéral doit également tenir compte des gens du voyage.» En dernier recours, selon la loi fédérale en matière d’assistance (LAS), si un voyageur n’a pas de domicile fixe, il peut demander l’aide sociale dans le canton où il séjourne.
* Prénom d’emprunt