La Suisse reconnaît un "crime contre l'humanité" avec le placement forcé d’enfants yéniches et manouches

21. Février 2025

Les persécutions subies par les Yéniches et Manouches/Sintés en Suisse dans le cadre du programme "Oeuvre des enfants de la grand-route" au XXe siècle doivent être qualifiées de "crime contre l'humanité", selon le Conseil fédéral. Il a réitéré ses excuses.

RTS info

"Une page très sombre de notre histoire pas si lointaine": c'est ainsi que la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider a décrit jeudi dans l'émission Forum de la RTS ce passé que les autorités suisses veulent regarder en face.

La fondation Pro Juventute, à l'origine de ce programme de placement forcé, a retiré entre 1926 et 1973 quelque 2000 enfants aux gens du voyage et déchiré les familles. Des organisations représentant ces communautés ont demandé en janvier 2024 à la Confédération de qualifier ces actes de "génocide culturel".

Au vu de la gravité des accusations, le Département fédéral de l'Intérieur (DFI) a demandé un avis de droit à un professeur de l'Université de Zurich, a-t-il rappelé jeudi dans un communiqué. L'avis de droit conclut que les enlèvements d'enfants ainsi que la volonté de briser les liens familiaux afin d'éliminer le mode de vie nomade et d'assimiler les Yéniches et les Manouches/Sintés doivent être qualifiés de "crimes contre l'humanité" selon les critères du droit international public.

L'Etat a été coresponsable des faits commis. Sans sa participation à tous les échelons (Confédération, cantons et communes), la persécution des Yéniches et des Manouches/Sintés n'aurait pas été possible. La Confédération a notamment entretenu des rapports étroits avec la fondation Pro Juventute.

Pas de "génocide culturel"

Toutefois, selon l'avis de droit, on ne peut pas parler de "génocide culturel" (anéantissement de l'existence culturelle) d'un point de vue juridique. On ne peut pas parler non plus de "génocide" au sens le plus strict, puisqu'on n'observe pas l'"intention génocidaire" (intention d'anéantir physiquement ou biologiquement des êtres humains).

"Il n'y a pas de dépréciation [de la notion] de crime contre l'humanité par rapport à celle de génocide. C'est sur le même niveau, mais ce sont des définitions juridiques différentes", précise Elisabeth Baume-Schneider.

Le Conseil fédéral a adressé une lettre à la communauté des Yéniches et des Manouches/Sintés. Il réitère les excuses déjà exprimées à l'encontre des victimes de mesures de coercition à des fins d'assistance et de placements extrafamiliaux.

Un travail de mémoire et de dialogue

Pour la ministre de l'intérieur Elisabeth Baume-Schneider, il ne faut pas oublier les injustices commises. Le DFI, en collaboration avec les personnes concernées, va déterminer d'ici la fin de l'année s'il y a lieu d'élargir le travail de mémoire déjà effectué, au-delà des mesures prises jusque-là.

"La reconnaissance du crime contre l'humanité ne consiste pas à ouvrir des procédures pénales. Le temps a passé. Il s'agit par contre d'ouvrir un devoir de mémoire et de transmission, et de reconnaître que, dans notre pays humaniste et notre Etat de droit, nos minorités ont droit au respect et à la protection. La Suisse a failli et n'a pas protégé ces minorités", souligne Elisabeth Baume-Schneider dans Forum.

La Jurassienne ajoute que les autorités entendent maintenant dialoguer pour améliorer la reconnaissance du mode de vie nomade de ces minorités.

Pour l'historien Thomas Huonker, il s'agit bien d'un génocide

L'historien Thomas Huonker est l'un des plus grands spécialistes des persécutions subies par les communautés nomades en Suisse. Il estime pour sa part que les Yéniches ont été victimes non pas d'un crime contre l'humanité, mais d'un véritable génocide. "C'était une persécution systématique de tout un groupe ethnique, dans la vision de le détruire comme groupe", a-t-il soutenu jeudi dans Forum.

Il énumère des situations qui lui font adopter cette définition: "Premièrement, il y a l'enlèvement des enfants d'un groupe pour les transférer de force dans un autre groupe. C'est ce qu'on a fait avec environ 1000 enfants, peut-être même 2000, du relativement petit groupe des Yéniches. […] Un autre but de cette action était de diminuer le nombre des naissances dans le groupe. Au sein de Pro Juventute, on s'est dit, en 1943 déjà, qu'on n'avait peut-être pas réussi à les rééduquer dans un sens bourgeois sédentaire, mais qu'au moins, on avait réussi à réduire leur nombre. Et cela a continué encore 30 ans", détaille Thomas Huonker.

"Les moyens pour cela étaient les prohibitions de mariage ou de relations sexuelles et la détention des membres de la communauté dans des institutions dans lesquelles ils n'avaient pas de contact avec l'autre sexe. On a aussi stérilisé de force des femmes de ce groupe", poursuit l'historien.