Vingt-cinq familles de nomades suisses sont installées pour trois semaines sur le littoral neuchâtelois. Fatiguées d'être stigmatisées, elles saluent l'esprit d'ouverture de la commune qui les accueille.
Sur le littoral neuchâtelois, le vent tourbillonne dans les allées du village éphémère qui s’est installé depuis samedi à deux pas de la plage d’Auvernier, village rattaché à la commune fusionnée de Milvignes. Composé de quelques dizaines de caravanes, il abrite environ 25 familles issues de la communauté yéniche. A 16h ce lundi, le calme règne. Quelques enfants jouent paisiblement sous un auvent, une femme vaque à ses occupations. «Vous voulez boire quelque chose en attendant Stève?», propose-t-elle en apprenant que nous venons réaliser un reportage.
Stève, c'est l'un des porte-parole de la communauté, et le président de l'association Défense des gens du voyage suisses (DGDVS). Il arrive quelques minutes plus tard. «Désolé pour le retard, je me suis dépêché de finir le travail», lâche-t-il avec le sourire et une poignée de main ferme. Il s'engouffre ensuite dans sa caravane pour troquer son t-shirt contre une chemise. «Si vous prenez des photos, je préfère ne pas montrer le nom de ma société. On est en 2024 mais il y a toujours du racisme et ce n'est pas bon pour les affaires.»
Le solide gaillard travaille dans le bâtiment, comme beaucoup d'autres ici. Certains sont ferrailleurs, d'autres affûteurs ou antiquaires. Les femmes s'occupent de la scolarisation à domicile des enfants, qui représentent près de la moitié de la centaine de personnes présentes sur le site. «Des gens pensent que parce que l'on vit dans des caravanes, on est tout le temps en vacances, rit-il. Mais on est des bosseurs, on a la culture suisse en nous!»
Tous sont ravis de pouvoir passer trois semaines dans ce cadre, au cours d'une halte qui a une saveur particulière. «C'est très rare qu'une commune accepte spontanément de nous accueillir, et en plus dans un bel endroit. D'habitude, on nous met plutôt là où personne ne veut aller: à côté de déchetteries, de stations d'épuration ou d'hôpitaux psychiatriques», constate Stève.
Trouver un emplacement, le parcours du combattant
En octobre, comme chaque année, l'association a envoyé des demandes à une centaine de communes pour trouver des emplacements entre mars et octobre. Seules trois ont répondu favorablement, dont Milvignes. Les deux autres avaient été déboutées par la justice l'an dernier lorsqu'elles avaient voulu déloger la communauté de leur territoire. «Tout ce qu'on veut, c'est pouvoir vivre notre culture en faisant les choses dans les règles de l'art. En général, quand on nous accueille une fois, on peut revenir ensuite.» Se faire accepter reste pourtant un parcours du combattant pour cette minorité nationale qui compte 3o membres, dont environ 3000 ont encore un style de vie nomade, ou semi-sédentaire. Si elle s'est longtemps faite discrète par peur de persécutions, elle se fait désormais entendre en s'installant s'il le faut dans des communes sans avoir obtenu d'autorisation. «On nous reproche souvent de ne pas respecter la loi. Mais ce sont les cantons et les communes qui font le premier pas dans l'illégalité en ne respectant pas les engagements pris par la Confédération vis-à-vis de nous.» A savoir l'obligation d'offrir des aires d'accueil adaptées et en suffisance à cette minorité. «On ne veut plus se cacher. Les gens doivent savoir qu'on existe et que le voyage fait partie de notre ADN.»
L'accord de Milvignes a été reçu avec énormément de joie par les membres de la communauté. «Elle a fait preuve d'une ouverture d'esprit qu'on aimerait voir dans d'autres communes», poursuit Stève en sirotant son verre d'eau. Il se réjouit aussi que la population locale ait été informée de leur venue à l'avance. «Beaucoup de gens ne savent pas qu'il existe une communauté nomade en Suisse depuis des siècles.» Il espère que cette halte organisée dans une bonne entente contribuera à casser «la forteresse de la peur». Ce premier week-end passé à Auvernier a déjà permis de faire tomber des barrières. Avec une météo radieuse, de nombreux habitants de la région se sont rendus à la plage d'Auvernier et n'ont pas hésité à traverser le campement avec une certaine curiosité. Certains se sont arrêtés pour poser des questions, un homme est venu jouer du violon. «Une dame a même dit à ma femme qu'elle était contente que la commune nous accueille. Il ne faut pas hésiter à venir prendre un café! », rigole Stève. Ce jeudi, il rencontrera un enseignant du village pour organiser un échange entre les enfants du village et ceux de la communauté: «Si l'histoire de notre peuple était enseignée à l'école, les mentalités seraient sans doute différentes. Le manque de connaissance ne mène qu'à une peur compréhensible.» Stève relève que les Yéniches souffrent aussi de l'image laissée par les gens du voyage étrangers. «Le seul point que l'on a en commun, c'est que l'on vit dans des caravanes. Mais nous n'avons ni la même culture, ni la même langue, ni les mêmes origines. Eux viennent et s'installent à un endroit pendant six mois. Ils ne voyagent pas et ne sont pas toujours respectueux. Nous, même si l'on nous dit que l'on peut rester trois mois, on partira au bout de deux ou trois semaines.» Après avoir été salué par un voisin, il partage encore l'incompréhension qui règne au sein de sa communauté. «Mon pays dépense des millions pour faire des aires d'accueil pour les gens du voyage étrangers, et il n'y a rien pour nous? C'est comme si un papa nourrissait les enfants de son voisin mais pas les siens!»
Petit à petit, sous les auvents alentour, les terrasses se remplissent et s'animent. Dans les allées, des enfants circulent dans de petites voitures électriques. Devant une caravane située à l'autre extrémité du camp, quatre jeunes hommes partagent une bière. «On se sent bien ici, les gens sont curieux dans le bon sens», sourit Jordan. «La population commence gentiment à nous différencier des gens du voyage étranger, ça fait du bien. Il faut parfois faire le forcing pour amener de l'ouverture d'esprit. C'est important de ne pas juger sans connaître et de faire en sorte que la confiance s'installe», poursuit Raoul. A ses côtés, Dylan relève qu'il y a 15 ans, «personne ne se serait aventuré au milieu du campement». Cette méfiance à leur égard ne les décourage-t-elle pas parfois? «Non. Ce sont nos coutumes et nous continuerons comme ça jusqu'au bout!», assène Dylan. Jordan reconnaît que cela peut tout de même peser sur le moral. «J'aimerais bien ne plus avoir une boule dans la gorge quand je m'apprête à dire que je suis Yéniche. Des fois, je m'abstiens pour ne pas susciter des réactions négatives.» Kenzo estime quant à lui que la présence de sa communauté n'apporte que des bénéfices aux communes: «On paie pour des terrains autrement inutilisés et on fait tourner les commerces locaux. Tout le monde est gagnant.»
«On n'a qu'une parole!»
Sous l'auvent voisin, Kristen profite du soleil de la fin d'après-midi: «Ça nous fait super plaisir d'être là. C'est rare que les choses se passent aussi bien.» A ses côtés, Julie raconte comment elle a rejoint la communauté yéniche à 16 ans, après avoir rencontré celui qui allait devenir son mari. «Je ne pourrais pas revenir en arrière, j'aime trop ma vie comme ça. La liberté, le vivre-ensemble, l'ambiance familiale.» Ce qui ne l'empêche pas d'exprimer aussi quelques inquiétudes, notamment concernant la sécurité des enfants: «Selon les endroits où l'on nous place, cela peut être dangereux pour eux.» Kristen, elle, raconte comment la caravane d'une de ses voisines s'est fait endommager à coups de cailloux il y a deux ans dans le Gros-de-Vaud, à Echallens: «Ça m'a vraiment fait mal au coeur, c'était comme un saut en arrière dans le temps. J'espère que notre présence ici et l'intérêt médiatique qu'elle suscite nous permettront de faire avancer notre cause», soupire-t-elle en montrant que la peur de l'autre n'est pas toujours à sens unique. Julie conclut en insistant sur le fait que les communes ne prennent pas de risque en octroyant des terrains pour une petite durée: «On n'a qu'une parole et on tient toujours nos engagements!» Après Auvernier, les caravanes des Yéniches devraient prendre la route de Fribourg, mais rien n'est encore confirmé. Puis viendra la période de l'été, durant laquelle il est difficile de trouver sa place. S'il le faut, la communauté n'hésitera pas à imposer sa présence, pour continuer à se faire connaître et revendiquer ses droits.